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LE MIR RÉOUVRE SES PORTES BIENTÔT

Article

Henri IV et l’édit de Nantes. Les clés d’une négociation.

Texte paru dans Henri IV, entre légende et réalité, Association des Amis de la Bibliothèque du Prytanée national militaire de La Flèche, éditeur des Actes du Colloque universitaire organisé le 5 juin 1610, La Flèche 2011, p. 57 à 71.

Thomas de Leu (1560-1612), Henri IV en costume de sacre, 16esiècle. © MIR, Genève

En 1831, dans le neuvième volume de ses Études historiques, Chateaubriand écrivait: «Henri IV était ingrat et gascon, promettant beaucoup et tenant peu; mais sa bravoure, son esprit, ses mots heureux et quelquefois magnanimes, son talent oratoire, ses lettres pleines d’originalité, de vivacité et de feu, ses aventures, ses amours même, le feront éternellement vivre. Sa fin tragique n’a pas peu contribué à sa renommée: disparaître à propos de la vie est une des conditions de la gloire»1. Henri IV est mort au bon moment et son assassinat par Ravaillac, dont nous célébrons cette année le quatre centième anniversaire, a joué un rôle décisif dans la construction presque mythologique qui s’est alors emparée de sa personne et de ses actes. Parmi les pierres angulaires de cette légende encore vivace au XXIe siècle, l’édit de Nantes occupe une place de choix. Mais comme le roi qui l’a signé le 30 avril 1598 est encore auréolé d’une réputation parfois trop flatteuse, l’édit en lui-même reste souvent nimbé d’une aura mythique qui fait de lui l’un des actes fondateurs de la tolérance et de la laïcité. Il aurait été accordé par Henri IV, dans un mouvement généreux et spontané, à ses sujets protestants, dont il avait partagé les conceptions religieuses jusqu’à sa conversion en juillet 1593. Or, il n’est est rien et la réalité est bien éloignée du mythe. Loin d’être un acte de tolérance, au sens actuel du mot, loin d’être le fruit d’un geste spontané, l’édit de Nantes n’est que la concession d’une liberté restreinte, arrachée à leur roi par les réformés français au terme d’une négociation interminable, âpre et tendue. C’est ce processus d’élaboration de l’édit qu’il convient d’éclairer d’un jour nouveau.

Les négociations préliminaires de l’édit de Nantes ont duré plus de quatre ans. C’est à l’initiative des députés protestants réunis à Mantes pour y tenir une assemblée politique, en novembre 1593, qu’une requête relative à la rédaction d’un nouvel édit a été formulée. Les réformés sont alors plus inquiets que jamais du sort que le roi pourrait leur réserver. Protestant à son avènement, en août 1589, il n’a pris aucune mesure en leur faveur pendant ses quatre premières années de règne. Désormais catholique, quel bien pourrait-il désormais leur vouloir? Dans une lettre qu’il adresse au roi en août 1593, Philippe Duplessis-Mornay traduit fort bien l’angoisse qui étreint les huguenots:

Maintenant au bout de leur longue patience, ils voyent pour tout que, sans leur pourvoir en sorte quelconque, Vostre Majesté a changé de relligion en ung instant […]. Ils discourent, sire: si au milieu de ses prosperités, il nous a mescogneus: si lorsque Dieu l’avoit auctorisé de si belles victoires, il n’a teneu compte de nous remettre au moins en liberté; que fera il maintenant, ou que ne fera il après ce changement? Où trouvera il assés de résolution, en tant de contradictions pour nous bien faire? Et qui peut nous garantir que qui a eu trop de pouvoir pour esbranler sa conscience, n’en retienne encores assés pour contraindre sa volonté, pour abuser de sa puissance?2

L’assemblée de Mantes ne fait que confirmer leurs craintes et leur permet de mesurer l’écart considérable qui existe entre ce qu’ils demandent et ce que le souverain est prêt à leur accorder. Au lieu de leur promettre le statut légal qu’ils espèrent, il se contente de leur offrir la remise en vigueur de l’édit de Poitiers, qui avait mis fin, en 1577, à la sixième guerre de religion3. Très restrictif dans tous les domaines, ce texte est fort éloigné de leurs espérances. Les réformés ne sont pas contre sa remise en vigueur, mais à condition qu’il soit amendé et enrichi de nouvelles dispositions. Leur déception est donc à la mesure des espoirs qu’ils avaient conçus, lorsque leur ancien Protecteur était monté sur le trône, mais loin de se décourager et d’accepter docilement la volonté royale, ils choisissent d’engager un véritable bras de fer avec le premier Bourbon.

C’est en juillet 1594, à Sainte-Foy, dans le sud-ouest du royaume, que se retrouvent les députés réformés pour y tenir une nouvelle assemblée politique4. Ils y prennent une décision d’une grande portée symbolique, en réactivant les réseaux politiques et militaires du parti huguenot, qui avaient été mis en sommeil à l’avènement d’Henri IV5. Certaines innovations sont particulièrement audacieuses, telle l’autorisation donnée aux gouverneurs de se saisir des deniers royaux si leur garnison n’est pas convenablement entretenue6. Le système ainsi ressuscité a prouvé son efficacité pendant les guerres de religion et le roi connaît mieux que personne le danger qu’il peut représenter puisqu’il en a lui-même assuré la direction pendant près de quinze ans. Le but poursuivi par les réformés n’est naturellement pas de menacer Henri IV d’une nouvelle guerre civile, mais plutôt de démontrer leur détermination à défendre fermement leurs intérêts. Dans l’espoir que cette mesure spectaculaire fera fléchir la volonté royale, les députés envoient deux des leurs, Pierre de Chouppes et l’avocat Texier, vers le roi, porteurs d’une série de requêtes relatives à leur statut civil et religieux dans un royaume catholique. Ils demandent, entre autre, la liberté totale de culte dans toute l’étendue du royaume, l’entretien des pasteurs par le roi, la création de chambres mi-parties dans les ressorts de tous les parlements afin que les procès entre catholiques et réformés soient jugés de manière équitable, le droit de conserver toutes les places fortes qu’ils détiennent et l’entretien des garnisons de ces forteresses sur les deniers du roi. Henri IV reçoit les envoyés de l’assemblée avec froideur, ne leur accordant une audience qu’après les avoir fait patienter pendant trois mois. Il les assure certes de son affection paternelle, mais il ne leur accorde rien et se contente de renouveler ses offres de Mantes, qu’il considère comme définitives7.

Lorsque les émissaires reviennent de la cour, chargés de la réponse royale, en février 1595, les députés ne sont plus à Sainte-Foy, mais à Saumur. Afin d’être plus à même de négocier avec Henri IV et ses conseillers, l’assemblée a choisi de se rapprocher de Paris. Confrontés à la fin de non recevoir exprimée par le roi, les députés deviennent plus hardis. Afin de donner davantage de poids à leur requête, ils décident d’y associer de manière explicite les nobles les plus puissants de leur parti, en leur faisant signer la demande qu’ils vont lui adresser à nouveau8. Ils espèrent ainsi accroître la légitimité de leurs revendications et surtout montrer leur puissance. Quels sont les personnages prestigieux auxquels les députés peuvent alors penser? Il s’agit notamment du vicomte de Turenne, maréchal de France, devenu duc de Bouillon et prince de Sedan en 1591, de Claude de La Trémoille, duc de Thouars et prince de Talmont, le seigneur le plus richement possessionné du royaume après les Bourbon-Vendôme, de Philippe Duplessis-Mornay, gouverneur de Saumur et principal conseiller du roi pendant les années de combat qui ont précédé son avènement, de Maximilien de Béthune, baron de Rosny, le futur duc de Sully, et de très nombreux autres seigneurs, souvent gouverneurs de places fortes bien armées et tous capables de lever, dans de très brefs délais, d’importants contingents militaires. Surtout, l’assemblée prend des mesures draconiennes destinées à assurer la sécurité des réformés aussi longtemps que le roi refusera de leur accorder ce qu’ils estiment nécessaire à leur survie. En cas de non-paiement des garnisons des places fortes par le roi, l’assemblée confie aux conseils provinciaux réformés la charge d’autoriser les gouverneurs des places à saisir les deniers royaux entre les mains des receveurs, non sans avoir cependant fait connaître à Henri IV les justes raisons de cet acte. D’autre part, en cas de décès d’un gouverneur, ces mêmes conseils provinciaux nommeront son remplaçant, le roi se contentant de confirmer cette décision. Enfin, les conseils provinciaux pourront, en cas de nécessité, saisir les dîmes, rentes et autres recettes ecclésiastiques afin de subvenir à l’entretien des pasteurs, des collèges et des écoliers9. La mise en œuvre de telles décisions serait assimilable au crime de lèse-majesté.

Deux nouveaux émissaires sont désignés afin de porter au roi une nouvelle requête. Il s’agit de François de La Noue, le célèbre capitaine huguenot connu pour son courage inégalable, et Pierre de La Primaudaye. Le texte qu’ils sont chargés de présenter à Henri IV comporte une innovation notable et marque un premier tournant dans la négociation: jusqu’ici, ils se seraient contentés de la remise en vigueur de l’édit de Poitiers substantiellement modifié, mais il n’en est désormais plus question et ils réclament expressément la rédaction d’un nouvel édit10, dont l’élaboration requiert que de véritables négociations soient engagées entre le roi et ses sujets réformés. Les deux émissaires huguenots rencontrent le roi à Lyon, en septembre 1595, lui présentent les remontrances de l’assemblée et essuient un refus complet et irrévocable11. Ce nouvel échec fait entrer les rapports entre le roi et ses sujets réformés dans une nouvelle phase, d’autant plus tendue qu’un événement vient accroître l’inquiétude des huguenots dans les derniers mois de l’année 1595. Le 17 septembre 1595, place Saint-Pierre, en présence de toute la Curie, l’évêque d’Évreux Jacques Davy Du Perron et l’évêque de Rennes Arnaud d’Ossat abjurent solennellement l’hérésie au nom du roi de France, en échange de quoi Clément VIII accorde à Henri IV l’absolution de ses erreurs passées. Cette réconciliation n’est pas sans conditions, puisque le roi a dû s’engager à faire élever le jeune prince de Condé, alors légitime héritier du trône, dans la religion catholique. Premier prince du sang, ce jeune garçon d’à peine sept ans est le fils et le petit-fils de deux chefs emblématiques du parti huguenot. Mais ce n’est pas tout, Henri IV a également dû promettre de rétablir la religion catholique en Béarn, de publier le concile de Trente, de ne nommer aucun hérétique aux bénéfices, d’observer les concordats, de respecter le clergé et de favoriser les catholiques en toutes circonstances12. Pour les réformés, ces mesures sont inacceptables et annonciatrices de temps difficiles. Un édit capable de les protéger leur est plus que jamais nécessaire.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la nouvelle assemblée politique, qui s’ouvre à Loudun, le 1er avril 1596, se caractérise par la radicalisation de l’attitude des réformés à l’égard du roi. L’assemblée commence par envoyer un nouvel émissaire, Marc Vulson, afin de lui demander une dernière fois d’accepter la concession d’un édit13. Il est mal reçu par Henri IV qui ordonne à l’assemblée de se dissoudre et de ne jamais plus y revenir. Dans une lettre qu’il adresse au pasteur La Fontaine, Duplessis-Mornay traduit l’angoisse mêlée de colère éprouvée par les députés à l’annonce de cette fin de non recevoir:

En vain leur presche on patience. Ils répliquent qu’ils l’ont eue en vain, qu’il y a sept ans que le roi règne, que leur condition empire tous les jours, qu’on faict pour la Ligue tout ce qu’elle veult, que la court ni les courts ne leur refusent rien […]. Au moins, disent-ils, après avoir tué le veau gras pour eulx, qu’on ne nous laisse pas la corde au col pour salaire de nostre fidélité14.

Ulcérés, les réformés réunis à Loudun prennent une série de mesures d’urgence destinées à assurer, envers et contre tout, le maintien des positions des réformés. Il est décidé que l’on établira et maintiendra partout où cela sera possible l’exercice de la religion réformée et que la messe ne sera rétablie dans aucune des places tenues par les huguenots. Si l’exercice de la religion réformée est ôté d’un lieu où il est à présent permis, le conseil de la province concernée devra faire en sorte que la messe soit interdite, par mesure de représailles, dans un lieu contrôlé par les catholiques. On décide également de pourvoir à l’entretien des pasteurs en séquestrant les produits de la dîme. On arrête aussi que toutes les places de sûreté devront être conservées par tous les moyens, au besoin par la force armée. On pourra saisir les deniers royaux afin de payer les soldats des garnisons et, s’il arrive qu’une place tombe aux mains des catholiques, il conviendra, en représailles, de se saisir d’une place qu’ils contrôlent15. Le 20 juin, une grande quantité de gentilshommes réformés, convoqués par l’assemblée, prêtent un serment d’union et jurent de respecter en tous points les résolutions des députés16. Toutes ces décisions sont de véritables mesures de «salut public» et témoignent de la détermination des réformés à se défendre. Une lettre est écrite au roi, dans laquelle Odet de La Noue affirme, au nom de l’assemblée, affirment que les huguenots sont résolus à souffrir mille guerres et mille maux, plutôt que de renoncer à un seul point de ce qui est nécessaire à la conservation des Églises réformées17. En d’autres termes, soit le roi leur donne satisfaction, soit ils prendront les armes et la guerre civile renaîtra.

Alors que la rupture semble inéluctable, un homme intervient afin d’éviter le pire. Philippe Duplessis-Mornay, le plus à même de jouer le rôle de médiateur entre les huguenots et le roi, réussit à faire appréhender à Henri IV les effets désastreux d’une révolte de ses sujets réformés. Il parvient à le convaincre d’envoyer à Loudun, où les députés sont toujours assemblés, deux commissaires chargés d’entrer en discussion avec eux. Méry de Vic, catholique, et Soffrey de Calignon, protestant, sont ainsi désignés. En acceptant d’envoyer des commissaires à Loudun, Henri IV fait une concession considérable, car il accepte de fait le principe d’une négociation. Jusqu’alors, il s’était refusé à tout échange, se contentant d’affirmer à plusieurs reprises sa volonté de voir les huguenots se satisfaire de l’édit de Poitiers. On passe donc d’un édit imposé à un traité négocié. C’est donc remplis d’espoir que les députés accueillent les commissaires royaux. Ils doivent toutefois vite déchanter, car ceux-ci n’acceptent de discuter que sur les bases de l’édit de Poitiers. De Vic et Calignon repartent ainsi vers Henri IV, accompagnés de deux émissaires de l’assemblée chargés d’une seule mission: obtenir du roi le principe de la rédaction d’un  nouvel édit. Henri IV, qui craint qu’une crise se déclenche à nouveau, considère sans doute plus raisonnable de céder. Le 11 septembre 1596, les commissaires repartent vers Loudun, munis d’instructions dans lesquelles il n’est plus du tout question de l’édit de Poitiers comme base de discussion18. L’assemblée politique de Loudun marque ainsi un tournant capital: on entre alors réellement dans la phase de négociation de l’édit, véritable traité élaboré entre les représentants du roi et ceux des huguenots. Ceux-ci restent désormais assemblés de manière quasi ininterrompue jusqu’en 1598, se transférant à Vendôme, puis une nouvelle fois à Saumur et enfin à Châtellerault.

Très vite, toutefois, le processus de négociation s’enlise. L’assemblée de Vendôme n’obtient du roi que des concessions jugées insuffisantes. Une nouvelle fois, la tension monte et quelques escarmouches verbales opposent les députés aux commissaires du roi, qui sont désormais quatre depuis l’arrivée en renfort de Jacques-Auguste de Thou et Gaspard de Schomberg. Dès l’ouverture de la deuxième assemblée de Saumur, les émissaires du roi font part aux députés de l’irritation d’Henri IV face à leur obstination et de son mécontentement dû aux saisies pratiquées par les réformés sur les deniers royaux. La situation semble une nouvelle fois bloquée lorsqu’un coup de théâtre vient tout bouleverser. Le 11 mars, en plein jour, des Espagnols déguisés en paysans venus vendre des noix s’introduisent dans la ville d’Amiens et s’emparent de la place mal défendue. À Paris, la nouvelle, apprise dans la nuit du 11 au 12 mars, retentit comme un coup de tonnerre. La capitale est menacée. Henri IV ressent durement l’événement. Pour reprendre la ville, il a besoin de l’appui de tous ses sujets. Il dépêche Robert de Harlay vers l’assemblée de Saumur, porteur d’une lettre dans laquelle il appelle les réformés à voler à son secours:

Chers et bien aymez, comme tous nos bons subjectz sont égallement interressez en ce qu’il nous survient […] tous nos subjectz s’en réuniront plus fermement et despouilleront leurs passions et disputes pour courir ensemble à la défense de la cause publique […]. À quoy nous vous exhortons de donner ordre et sans plus tenir les esprictz en suspens sur les demandes que vous avez nouvellement faictes vous contenter de ce qui vous a esté cy devant respondu et quand bien vous estimeriez avoir raison d’en poursuivre davantage, considérez que la cause générale et les effectz des ennemis requièrent d’y céder ou au moins de suspendre cela en un autre temps et qu’en usant autrement ce sera attirer sur vous le reproche de tout le mal qui arrivera cy après. Ce que nous vous prions d’éviter autant que vous pourrez19.

Il espère que ses fidèles huguenots ne vont pas hésiter à le rejoindre sous les murs d’Amiens, laissant de côté leurs revendications pour se comporter en loyaux sujets. Il sait qu’il peut attendre d’eux un secours rapide et massif, car les ducs de Bouillon et de La Trémoille ont sous leurs ordres plusieurs compagnies prêtes au combat. L’assemblée fait savoir sa réponse par une longue lettre rédigée sur un ton très ferme. Les réformés commencent par déplorer le malheur qui frappe l’État et estimer naturel que tout bon sujet porte assistance au roi. Malgré cette conviction, il leur est impossible d’abandonner leurs justes demandes pour voler au secours d’Henri IV: «Nous ne pouvons faire service à Vostre Majesté si nous ne sommes, si nous ne subsistons. Or ne pouvons ny estre ny subsister si nous demeurons abstraincts aux dures conditions qu’on nous veult faire recevoir». Si le roi veut donc être assisté des réformés à Amiens, il faut qu’il satisfasse leurs demandes. C’est à un véritable chantage que se livrent ici les membres de l’assemblée: que le roi «nous donne loy soubz laquelle nous puissions vivre, et vivre avec honneur, et nous respondrons hardiment pour tous ceulx de la relligion qu’ilz ne se démentiront jamais de la fidelle obéissance qu’ilz lui doibvent et n’auront rien plus à cœur que de courir tous sacrifier leurs vies aux pieds de vostre majesté contre l’ennemy commun de cet estat». La lettre s’achève sur un ton très dur, presque menaçant, parlant des conditions nécessaires à leur survie: «nous protestons de ne consentir jamais d’en estre privez pour n’estre homicides de nous mesmes et autheurs de nostre ruyne propre»20.

Les huguenots prennent donc le parti de désobéir au roi, n’hésitant pas à risquer de donner la victoire aux Espagnols. Les députés utilisent ainsi un événement inattendu pour exercer sur le souverain une pression si forte qu’il ne pourra différer davantage leur satisfaction. Cette fâcheuse posture le conduit, comme l’espéraient les huguenots, à faire quelques importantes concessions, en accordant notamment une somme pour l’entretien des pasteurs, alors qu’il s’y était refusé jusque-là21. Et Henri IV renouvelle alors sa demande de soutien militaire, une nouvelle fois refusée par l’assemblée qui a compris l’opportunité de sa résistance. Sa réponse reste d’une grande fermeté:

[nous] supplions très humblement vostre majesté, sire, de croire que c’est à nostre très grand regret que ce commun contentement est retardé; à vous d’estre servi et assisté de nostre sang et de nos vies, contre l’ancien ennemi de ce royaulme; à nous vos très humbles subjects et serviteurs de pouvoir rafraischir à vostre majesté les tesmoignages de nostre ancienne et perpetuelle fidélité22.

Afin d’obtenir satisfaction, l’occasion est inespérée et cette attitude on ne peut plus risquée finit par porter ses fruits. En juillet 1597, Gaspard de Schomberg, l’un des commissaires royaux, se présente devant l’assemblée réunie à Châtellerault23. Il y négocie un accord en 23 articles qui consent quelques extensions pour la pratique du culte, accorde une somme annuelle pour l’entretien des pasteurs, des chambres mi-parties en Languedoc, Guyenne et Dauphiné ainsi que la création d’une chambre de justice à Tours compétente pour les ressorts des parlements de Paris, Rouen, Rennes et Dijon, la garde des places de sûreté pour huit ans, 180 000 écus par an pour l’entretien des garnisons, non comprises celles du Dauphiné. Ces articles sont bien entendu accordés sous réserve de l’agrément définitif du roi24. Celui-ci refuse de confirmer l’intégralité des concessions faites par Schomberg, mais les avancées restent significatives, malgré les quelques modifications qu’il fait apporter au texte de l’accord. Il est désormais trop tard pour que les huguenots rejoignent le roi devant Amiens, car Henri IV reprend la ville sans eux le 19 septembre 1597. Durant ces sept mois d’incertitude, les réformés ont obtenu les articles les plus fondamentaux du futur édit.

En octobre 1597, au moment où débute ce qu’il convient d’appeler la phase finale des négociations, vingt-deux articles sur quatre-vingt-cinq sont encore en discussion. Les derniers mois donnent encore lieu à l’expression de nombreuses tensions entre l’assemblée et les commissaires du roi. L’intransigeance des réformés, qui ne sont disposés à céder sur aucune de leurs revendications, finit par indisposer le roi qui ne lâchera plus rien. C’est à Nantes, le 30 avril 1598, soit deux jours avant le traité de Vervins signé avec l’Espagne, que Henri IV paraphe la partie principale de l’édit. Il met ainsi fin à près de cinq années de tensions au cours desquelles les députés des assemblées ont âprement défendu les intérêts des réformés français. Le déroulement de cette négociation l’atteste, la légende bâtie autour de l’édit est une pure construction des apologistes de l’action royale. À aucun moment, Henri IV n’a eu l’intention de faire rédiger un nouvel édit en faveur des huguenots et ce n’est que contraint et forcé, par la menace d’un retour à la guerre civile, qu’il a fini par céder. En fin de compte, c’est bien un traité qu’il a conclu avec ses sujets réformés, un contrat qu’il a dû négocier, clause par clause, avec une partie adverse. Quant au contenu de l’édit, il n’est pas davantage conforme à sa volonté initiale, qui se limitait à une tolérance civile ramenée peu ou prou dans les bornes des concessions accordées par son prédécesseur. L’égalité civile entre catholiques et protestants, l’égalité devant la justice, l’extension de la liberté de culte, l’entretien des pasteurs, l’octroi de places de sûreté entretenues par la monarchie ont été arrachées de haute lutte par les réformés, au terme d’un bras de fer de plus de quatre ans. Ont-ils finalement été satisfaits du fruit de leurs efforts? Pas tous, loin de là. Car une fois l’édit signé, encore fallait-il qu’il fût enregistré par les Parlements puis appliqué, toutes choses fort éloignées d’être évidentes. Et même appliqué à la lettre, ce qui ne fut pas le cas, il n’aurait pas satisfait tout le monde, à l’image d’Agrippa d’Aubigné qui, dans une formule restée célèbre, l’estimait avantageux aux catholiques et ruineux aux réformés25. Quant aux catholiques les plus intransigeants, furieux que de telles concessions aient été consenties aux hérétiques, ils n’ont jamais pardonné à Henri IV d’avoir ainsi toléré l’existence du calvinisme en France. Il n’est pas impossible que, dans l’accomplissement de son geste fatal, Ravaillac ait été stimulé par une pulsion purificatrice à l’encontre d’un roi qui avait permis à la souillure hérétique de s’établir légalement dans un royaume depuis toujours catholique.

Hugues Daussy,

Professeur d’Histoire Moderne à l’Université de Besançon et Président de la Société Henri IV

1. François-René de Chateaubriand, Études historiques, tome 9, Paris, Legrand, Troussel et Pomey, 1831, p. 55.

2. Duplessis-Mornay au roy, août 1593, Mémoires et correspondance de Duplessis-Mornay pour servir à l’histoire de la Réformation et des guerres civiles et religieuses en France sous les règnes de Charles IX, de Henri III, de Henri IV et de Louis XIII, depuis l’an 1571 jusqu’en 1623, édition complète publiée sur les manuscrits originaux et précédée des Mémoires de Madame de Mornay sur la vie de son mari, écrits par elle-même pour l’instruction de son fils. Publié par A.-D. de La Fontenelle de Vaudoré et P.-R. Auguis., Paris, Treuttel et Würtz, 1824-25, tome V, p. 536-537.

3. Articles accordés par le roy sur les remonstrances de ceulx de la relligion prétendeue réformée par manière de provision tant seulement, 27 décembre 1593, Bibl. Mazarine, Ms 2593, fol. 334-340.

4. Originaux des actes de l’assemblée politique tenue à Saincte-Foy depuis le 18 juillet jusqu’au dernier de juillet 1594, juillet 1594, Bibl. de la SHPF, Ms 710, non folioté, pièce n° 29(2), original signé par les députés.

5. Réglement arresté par l’assemblée de Saincte-Foy, le 30 juillet 1594, Bibl. de la SHPF, Ms 710, non folioté, pièce n° 29(1). On trouve également ce texte dans Agrippa d’Aubigné, Histoire Universelle, éd. par André Thierry, tome IX (1594-1602), Genève, Droz, 1995, p. 82-91.

6. Pour une exposition détaillée des dispositions prises par ce règlement, voir Janine Garrisson, L’édit de Nantes, Paris, Fayard, 1998, p. 113-116.

7. Hugues Daussy, Les huguenots et le roi. Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600), Genève, Droz, 2002, p. 526-527.

8. Actes de l’assemblée des Églises réformées de ce royaulme teneue en la ville de Saulmur soubs l’auctorité du roy, BnF, nouv. acq. fr. 7191, fol. 203 v°.

9. Ibid., fol. 204-207.

10. Cahier présenté au roy de la part de ceulx de la relligion prétendeue réformée assemblés à Saumur, février 1595, Bibl. Mazarine, Ms 2593, fol. 350v°-361.

11. Remonstrance au roy, en son Conseil, par les députés des Églises réformées de France, À Lyon au mois de septembre, s.l., 1595, petit in 8°, 9 pages de texte non numérotées. Cote BnF: Lb35 651.

12. Hugues Daussy, Les huguenots et le roi…, op. cit., p. 533-534.

13. Actes de l’Assemblée des Églises réformées de ce royaume assignées à Loudun par la permission du roi, 1596, BnF, nouv. acq. fr. 7192 (Mic. 7785), fol. 7-8 v°.

14. Duplessis-Mornay à La Fontaine, 3 mai 1596, Mémoires et Correspondance…, op. cit., tome VI, p. 468.

15. Actes de l’Assemblée des Églises réformées de ce royaume assignées à Loudun…, op. cit., fol. 21-23.

16. Ibid., fol. 27 v°.

17. Lettre d’Odet de La Noue à Henri IV, Loudun, 26 juin 1596, publiée dans le Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, tome 47 (1898), p. 106.

18. Hugeus Daussy, Les huguenots et le roi…, op. cit., p. 538-543.

19. Lettre du roy à l’Assemblée de Saumur, 12 mars 1597, BnF, nouv. acq. fr 7191, fol. 295-296.

20. Lettre de l’assemblée au roy, 25 mars 1597, BnF, nouv. acq. fr. 7191, fol. 297v°-300 v°.

21. Response du Roy à Messieurs de l’Assemblée de Saumur, 1er mai 1597, Jules Berger de Xivrey, Recueil des lettres Missives de Henri IV, Tome VIII, supplément par Jules Guadet, Paris, Imprimerie Royale, 1872-1876, p. 643-645.

22. Lettre de l’assemblée de Saumur au roy, 1er mai 1597, BnF, nouv. acq. fr. 7191, fol 303-303 v°.

23. Les détails de cette négociation conduite par Schomberg sont exposés dans Hugues Daussy, «Gaspard de Schomberg: un médiateur au service de la paix», Paix des Armes. Paix des Âmes, Actes du colloque organisé pour le quatrième centenaire de l’édit de Nantes (Château de Pau, octobre 1998), Société Henri IV, Paris, Imprimerie nationale Éditions, 2000, p. 103-112.

24. Articles accordés par Monsieur de Schomberg au mois de juillet 1597 à Chastellerault attendant la venue de Messieurs de Thou, de Vic et de Calignon, BnF, Fonds Dupuy 322, fol. 334 à 337 v°. Parmi les concessions faites par Schomberg, les plus importantes concernaient les domaines de la justice et des sûretés. Il accordait notamment une chambre de justice à Tours, compétente pour les ressorts des parlements de Paris, Rouen et Dijon, comprenant sept conseillers réformés. Les places de sûreté étaient accordées pour huit ans (le roi n’avait pas voulu aller au-delà de six ans auparavant) et une somme de 180 000 écus par an serait consacrée à l’entretien des garnisons (le roi s’en était tenu à 160 000 écus).25. Agrippa d’Aubigné, Histoire Universelle, op. cit., tome IX, p. 255.