Imaginer la vie quotidienne à Genève au 16e siècle suscite un très grand dépaysement intellectuel ! Premier étonnement pour nous, qui vivons une période de mondialisation : l’absence totale d’uniformisation, dans des domaines où celle-ci nous paraît indispensable. La nuit « si nere que d’encro » qu’évoque la chanson, était, selon le calendrier grégorien promulgué par le pape en 1582, celle du 21 au 22 décembre ! Mais cette décision, toute scientifique et nullement théologique, provenait du pape. C’était assez pour que Genève, et avec elle toutes les régions protestantes, refusent de l’accepter.

Comme on a pu le dire alors, les Genevois préféraient être en désaccord avec le soleil plutôt qu’en accord avec le pape. Ainsi Genève vivait-elle avec un calendrier qui différait de celui de ses voisins savoyards, de la France, de l’Espagne et de l’Italie, mais qui était le même que celui d’une partie de l’Allemagne et de l’Angleterre !
Pas d’unité du calendrier, pas d’unité de mesures, par exemple pour calculer les surfaces de terrain (toises, poses ou bien d’autres), ou les quantités de solides ou de liquides (quarteron, pot ou picholette). Pas d’unité de monnaie : on calculait le montant d’un paiement ou d’un legs testamentaire, dans une monnaie de compte, la livre ou le florin, et l’on s’efforçait ensuite, avec les pièces qu’on pouvait trouver, batz bernois, écus d’or français, sequins italiens ou ducats vénitiens, d’arriver à rassembler la somme convenue.
Autre différence fondamentale avec notre vie : la très grande promiscuité dans laquelle vivaient nos ancêtres : près de la moitié des familles genevoises habitaient alors dans une seule pièce, suffisamment grande pour contenir deux ou trois lits, des coffres pour ranger les vêtements et quelques sièges. On y trouvait aussi un peu de vaisselle, des assiettes, des bols ; la fourchette n’existait pas, mais on trouve un ou deux couteaux par ménage, dont l’usage n’était pas individuel et qu’on posait sur les plats où chacun se coupait de la viande ou du pain. Pour manger, on « mettait la table », c’est-à-dire qu’on dressait une planche sur des tréteaux. Les plus aisés ne bénéficiaient pas de plus d’intimité car, même si certaines maisons pouvaient être assez grandes, il n’y avait pas de corridor et les pièces étaient toujours commandées les unes par les autres. Seul refuge possible : les grands lits à baldaquins qui, rideaux fermés, offraient un peu de chaleur et d’intimité, mais il s’agissait là d’objets de luxe, qu’on léguait par testament ! Le désir d’isolement semble avoir été extrêmement rare dans une société où l’on vivait encore dans un système de vie communautaire très marqué.
Mis à part quelques festins, l’alimentation était infiniment monotone. La base de la nourriture populaire était le pain : on en consommait de grandes quantités, 700 à 800 grammes par jour et par personne, environ. Il faut dire que les journées de travail devaient susciter l’appétit : les ouvriers commençaient à travailler vers 5 ou 6 heures du matin, jusque vers 8 ou 10 heures du soir, ceci sans pause si ce n’est pour manger, et 6 jours sur 7, car Genève connaissait très peu de jours chômés sauf le dimanche.
Pour les campagnards et les citoyens modestes, à part le pain, l’essentiel de la nourriture était la soupe, bouillon de légumes frais, choux, raves, navets, oignons, épaissi de pois et de fèves. Les bons jours, on y ajoutait un morceau de lard ou de viande. L’alimentation était un signe essentiel de la différence sociale et les autorités s’appliquaient, par les célèbres lois somptuaires, à limiter l’étalage des richesses et à freiner les dépenses jugées exagérées à l’occasion des mariages ou autres banquets. L’idée était aussi courante, même parmi les médecins, que la bonne nourriture convenait aux personnes délicates, aisées, et que celle de moins bonne qualité était suffisante pour nourrir les gens modestes. Cela nous paraît choquant, mais, près de deux siècles avant les Lumières, l’idée d’égalité de condition entre les gens était encore inconnue, même si la religion accordait la même valeur à l’âme de chaque être humain. C’est sans doute, en profondeur, l’aspect de la vie d’autrefois qui nous reste le plus étranger.
Béatrice Nicollier, membre du conseil de fondation du MIR